Moustache et Trottinette, une aventure…

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«Moustache et Trottinette, une aventure…»

Edmond-François Calvo

Edmond-François Calvo (1892-1957)

Il se pourrait que certains exégètes de la Bande Dessinée, découvrant l’existence improbable de cette exposition au sein d’un établissement scolaire, soulignent avec malice qu’il ne s’agit pas là du grand Calvo, celui qui serait l’homme d’une seule œuvre absolue : « La bête est morte ! »

S’il est indéniable que « La bête est morte ! » est un chef-d’œuvre qui narre la Seconde Guerre Mondiale au travers d’un monde animalier et chatoyant par sa couleur, il est tout aussi certain que l’album n’est pas le seul chef-d’œuvre que le maître a enchanté de son trait.

 Ainsi, Moustache et Trottinette ne sont pas de la « série B » mais un chef-d’œuvre et même le sommet de son art. Un art du dessin qui se dépouille de la couleur, dans la création de ces deux compères et qui atteint la virtuosité, le chant de la Ligne, une graphie poétique.

Dans sa pratique du dessin et la création d’un univers, Calvo ne fit pas tout de suite le choix du monde animal et de l’animal se comportant comme l’être humain. Edmond-François Calvo commence par un dessin plus réaliste et conte des récits d’aventure au travers d’autres époques. Comme avec le personnage de Tom Mix, le cow-boy américain des heures de gloire du Western muet. Dans l’hebdomadaire « Les Grandes Aventures », Calvo laisse ce héros cinématographique renaître au fil de quatre épisodes dès novembre 1940. Cependant, il ne faut pas y voir une simple retranscription en Bande Dessinée d’un personnage cinématographique.

Thomas Edwin Mix fut le « John Wayne » du cinéma avant le parlant. Il est un aventurier tout en mouvements, en rebonds, enchaînant poursuites et cascades. Ce personnage dynamise l’écran et l’acteur travaille avec ceux qui deviendront les grands réalisateurs du genre : John Ford, Raoul Walsh…

On peut penser que Calvo aimait le western et qu’il devait être fasciné par le mouvement du personnage à l’écran… L’écran, cette case unique, cette case en une seule bande qu’occupent acteurs, lumières et décors. Et si les aventures de Moustache et Trottinette débutent au Moyen-Age, dès le second épisode, elles se poursuivent au Far West pour la série la plus longue de leur histoire : 136 planches que l’on peut interpréter en dialogues avec l’espace cinématographique de l’écran.

« Les Grandes Aventures, Tom Mix chevalier du Far West »
Janvier 1942, Edmond-François Calvo

Et voici un Far West sur une trame classique de brigands attaquant la diligence, semblant pouvoir imposer leur loi, mais cela serait sans compter sur la présence de Moustache et de Trottinette, les deux amis qui, mieux que le shérif, malmènent, démasquent le cerveau de la bande. Calvo a dans cette histoire en mémoire le dynamisme du cinéma muet, mais il doit aussi, en ces lendemains d’après-guerre, redécouvrir le Western américain qui ,avec l’arrivée de la technicolor, devient le genre roi, un genre qui regarde le monde de manière manichéenne, interroge l’être humain dans sa nature et se fait le chantre de valeurs comme l’amitié, l’honneur…

Planche 2 de « Moustache et Trottinette au Far West », Edmond-François Calvo, 1954, Femmes d’aujourd’hui

Le regard curieux qui parcourt la planche 2, de «Moustache et Trottinette au Far West» découvre un contraste entre le traitement caricatural du personnage noir : Tom Black et le réalisme discret du cocher de la diligence et le réalisme affirmé des voleurs. Comme il y a contraste entre les formes arrondies, dessinées de Moustache et de Trottinette et les chevaux de l’attelage et les montures des agresseurs. On note que Moustache et Trottinette peuvent côtoyer des animaux qui ne sont pas anthropomorphes.

Il n’en reste pas moins que la dernière case de la page est d’un dynamisme et d’une vitesse folle. Les chevaux sont poussés dans l’extrême de l’effort par le cocher au risque de verser la diligence qui dans sa tangente accompagne, souligne l’arrivée de flanc de la troupe de bandits armes à la main et aux montures tout autant en bout de course. S’il n’y avait pas la présence des deux compères, on pourrait se croire dans l’ambiance de Tom Mix ou de Rancho. Par la suite, si l’on pousse le trot ou si l’on force le trait sur la représentation du cheval, on trouve quelques pages plus loin la tentative de domptage de Bronco par Coupendeux. Bronco est un cheval facétieux qui par son refus d’obéir , d’être dressé, devient un personnage et perd le réalisme du cheval tel que dans la planche 2, il n’est plus une monture.Bronco ne fait pas du rodéo, il esquive, et dans l’espace de la case et par son 

Détail planche,« Moustache et Trottinette au Far West », Edmond-François Calvo, 1954, Femmes d’aujourd’hui.
Détail planche,« Moustache et Trottinette au Far West », Edmond-François Calvo, 1954, Femmes d’aujourd’hui.

 

Détail planche,« Moustache et Trottinette au Far West », Edmond-François Calvo, 1954, Femmes d’aujourd’hui.

mouvement il ridiculise Coupendeux qui devient, pour boucler la boucle, le négatif de Tom Mix par sa non maîtrise du lasso et du rodéo, apanage du cow-boy cinématographique. Quelques pages plus tard, Angoulafe a fort à faire avec Rosalie (qui n’est pas celle de l’œuvre éponyme) qui bien que mécanique rue comme Bronco et offre au regard du lecteur un ballet mécanique à faire pâlir un dadaïste comme Francis Picabia. La voiture s’animalise alors même qu’elle n’a pas de vie en faisant une magistrale démonstration de la virtuosité de la ligne « Calvotienne ».

Sans omettre qu’une page ou deux après, Trottinette se découvre cow-boy et livre un rodéo endiablé sur le dos de Moustache qui se cabre, rue tel Bronco sous une même ligne expressive.

Cette ligne claire, tirée, courbée en un seul trait de plume anglaise à l’encre de chine, sans une bavure, reprise, rupture. Une ligne qui s’élance et finit son geste tel un grand danseur qui l’accomplit jusqu’ à son extrême fin. Comme le danseur se rend maître de son corps pour occuper et signifier l’espace dans lequel il évolue, Calvo par la maîtrise de son dessin donne à chaque case : espace, profondeur, motif et vitesse. Il joue avec la case et sa forme, avec la case et ses limites. Et dans l’urgence du mouvement, le récit disparaît au profit de la bulle interjective, s’amenuise en quelques phrases suspendues et finalement dans une presque inutile présence car le dessin parle de lui même. Comme l’image au cinéma muet raconte et n’attend pas le carton pour que le spectateur ou le lecteur comprenne. On remarque au passage l’absence d’onomatopée chez Calvo. Pour autant, s’il semble ne pas avoir de son, il y a de la musique dans son œuvre, de la musicalité par la rythmique.

Quand le brigand tire sur Moustache, on perçoit la fumée, la balle et sa trajectoire, ses impacts, mais pas la son. Cependant, quand Trottinette patauge dans l’encre et qu’elle crie sa détresse, l’on entend ses pleurs. Pourquoi ? Parce que si la case, la bande, la planche sont muettes, le dessin parle, dit sa toute maîtrise de son discours narratif tout en donnant l’illusion de l’évidence. L’évidence qui est la réalité de son incarnation que chacun peut confondre avec la simplicité. Mais il faut peu de temps à celui ou celle qui s’arme d’un crayon pour copier Calvo pour comprendre la difficulté, la non simplicité du trait. A contrario, le dessinateur patient, curieux ne peut qu’apprendre en regardant Calvo, en redessinant ses personnages. La leçon est permanente et se donne à voir dans le moindre détail mais sans superflu, dans une épure du trait.

Détail planche,« Moustache et Trottinette au Far West », Edmond-François Calvo, 1954, Femmes d’aujourd’hui.
Détail planche,« Moustache et Trottinette au Far West », Edmond-François Calvo, 1954, Femmes d’aujourd’hui.

 

S’il est permis, ici, un aparté, on lit souvent que la passation du lecteur de 1950-57 à la génération suivante ne s’est pas faite, que, pire encore, les histoires, voire la morale de Calvo seraient désuètes et qu’elles peineraient à trouver un lectorat , il semble que cela est faux car le jeune lecteur d’aujourd’hui a sans nul doute l’ intelligence de l’image nécessaire pour mesurer la nature du mouvement, du jeu silencieux des personnages d’Edmond-François Calvo, pour adhérer et s’abstraire du texte, qui déjà dans les années 50 est bien souvent superflu mais utile au lecteur de l’époque.

Calvo dans Moustache et Trottinette atteint un sommet d’expression qui ne le ringardise pas, mais le projette dans l’avenir. Ainsi, est-il sans doute temps que les aventures soient de nouveau accessibles, rééditées parce que le jeune lecteur est prêt à lire le trait calvotien plus que l’histoire.

Au fil des séjours à Angoulême, Calvo a toujours attiré, fait l’unanimité et a forcé le respect. C’est aussi par cette reconnaissance des élèves qu’il est présent aux murs et que la leçon graphique de Calvo se donne à voir. Que n’a-t-on pas dit de la ligne claire de Hergé, que dirions-nous si nous prenions le temps de conceptualiser la ligne limpide, révélatrice de Calvo ?

Cette ligne structure l’espace de la feuille, la case, incarne la narration plus qu’elle ne l’illustre dans un trait qui naît de l’encre et de la matière papier. Tel un sculpteur enlevant au marbre la forme et donnant au vide le soin de dire l’espace de la sculpture, le trait chez Calvo taille par le blanc le noir de l’encre de chine et ainsi la lampe apparaît ou, dans le noir, apparaît chaque silhouette de la famille souris de Trottinette. Tandis que chaque mouvement de plume laisse au blanc du papier le choix possible de n’être que papier ou le plein contenant de la forme. Indéniablement, Calvo dans cette série de Moustache et Trottinette, dans un noir et blanc dicté par les contingences économiques offre la plus large palette de couleur de son œuvre, chaque trait étant une vibration, une résonance. Ainsi plus qu’une ligne limpide, la ligne chez Calvo est une sève, une ligne de vie expressive et la ligne du mouvement.

Dans « L’île mystérieuse » l’on perçoit qu’Edmond-François Calvo se nourrit de récits et de la littérature en clin d’œil à des auteurs comme Jules Verne, Stevenson, même si l’on retrouve nos héros et personnages habituels. Moustache et Trottinette s’échouent sur une île en ballon par tempête, en écho au roman « Cinq semaines en ballon ». L’île est aussi dite mystérieuse et à la fin de l’aventure un étrange capitaine tel un Nemo surgit des eaux avec son sous-marin. Tandis que sur l’île, l’attaque de la cabane de Bill par les cannibales fait revenir en mémoire « L’île au trésor » avec l’attaque du fortin par les pirates et Long John Silver. Le trésor lui aussi est présent, caché dans une grotte qui n’envie rien à celle des « Mille et Une

Détail planche,«L’île mystérieuse », Edmond-François Calvo, 1954-55, Femmes d’aujourd’hui.

 Nuits » avec sa formule d’ouverture et qui sera le théâtre d’entrées et de sorties burlesques. La présence des cannibales sur l’île évoque plus « Robinson Crusoé » de Daniel Defoe. Cannibales qui sont un danger comique pour Moustache et Trottinette, et une marque de leur humanisation puisqu’il ne peut y avoir de cannibalisme si la chair mangée n’est pas de même nature que celle du mangeur. Dans la logique, les cannibales sont plus des chasseurs pour nos deux acolytes, mais restent des dangers carnassiers pour Bill et Choupette, la petite indienne.

Détail planche,«L’île mystérieuse », Edmond-François Calvo, 1954-55, Femmes d’aujourd’hui.

 

L’occasion est ici donnée de souligner, que comme Tom Black, les cannibales peuvent sembler une caricature de l’homme noir mais elle l’est au même titre du ressort comique de l’ensemble des personnages humains de Calvo. La peau noire n’est pas un prétexte privilégié à la caricature. Dans Moustache et Trottinette , les animaux sont les plus humains et les être humains sont les plus grotesques, voire les plus bêtes en assumant le double sens du mot. La mécanique, la machine : Rosalie est plus humaine par bien des aspects et moins mécanique et moins prévisible que certains personnages. Gardons-nous de tout raccourci, l’homme noir est ici tout aussi ridicule et comique que quiconque.

Edmond-François Calvo est en pleine conscience de son adresse à un lectorat jeune, au fil de la double page hebdomadaire, il emmène son jeune lecteur au bout de son histoire. Il est un héritier de Grandville, il use de l’animal pour raconter et dire le monde. Animal qui bien souvent emprunte le déguisement humain en s’enveloppant dans un vêtement trop grand, rapiécé, qui glisse pour mieux dire son rôle accessoire.

L’animal porte « le costume », et Moustache et Trottinette dans certaines de leurs aventures n’y échappent pas, pour mettre l’accent sur l’expression des personnages animaliers qui usent de la palette expressive humaine. Animaux/personnages incarnent, défendent des valeurs fondamentales : la fidélité, l’amitié, la solidarité, la justice, entre autres.

Valeurs qui font grincer certains ou tousser d’autres sous prétexte que Calvo aurait été moralisateur, producteur de pensée bien pensante. Attention ici à l’anachronisme d’idée, les époques pensent et se pensent différemment dans le temps. Il n’est pas interdit de penser que Calvo défend des valeurs auxquelles il tient, en les rendant évidentes et perceptibles au jeune lecteur. Dans le contexte d’un après-guerre. A l’échelle de la vie d’un homme, comme nombre de ses contemporains, Calvo aura traversé les deux conflits majeurs, d’une extrême violence au XXème siècle. Sachant que l’on s’adresse à un lecteur qui construira demain, l’on peut avoir la faiblesse de l’éduquer, de lui transmettre des valeurs et de saines mises en garde. Ce que fait, déjà, du reste, Calvo dans « La Bête est morte ! », car si bien sûr il y a le récit des événements, il y a une mise en garde sur la guerre, l’autoritarisme. Calvo invite à la vigilance.

Dans la « Véritable histoire de Barbe bleue », il semble qu’Edmond-François Calvo interroge la société humaine et l’homme qui est à l’initiative d’une prise de pouvoir, voire d’un pouvoir absolu.

Détail planche,«La véritable histoire de Barbe Bleue», Edmond-François Calvo, 1956-57, Femmes d’aujourd’hui

Détail planche,«La véritable histoire de Barbe Bleue», Edmond-François Calvo, 1956-57, Femmes d’aujourd’hui

On lit que Calvo n’était pas un auteur engagé, du reste l’on peut s’interroger sur le sens de cette affirmation. Dans un registre dédié à l’enfant, et bien avant que la bande dessinée elle-même ne se pense accessible à l’adulte, Calvo est un auteur animalier profondément humaniste et pose un regard sur le monde. Un monde à venir, mais aussi passé. Et Barbe Bleue interroge la société humaine, l’émigration, la domination de l’un sur le groupe, la domination par la peur. Au travers du piège à souris, la question de l’extermination est présente en écho à une histoire contemporaine. Il faudrait plus d’espace d’écriture pour relire cet album et en mesurer la portée. De même pour l’épisode du tribunal dans « le brigand de la mare-Moussue » où le jugement et la sentence vis-à-vis du renard ne sont pas qu’un jeu dramatique.

Détail planche,«Le brigand de la mare-Moussue», Edmond-François Calvo, 1957, Femmes d’aujourd’hui

Mais pour l’heure, entendons la cloche de père Patabois qui nous met en alerte dans la dernière aventure de Moustache et Trottinette immergés dans le monde animal, dans l’espace festif réunissant l’animal domestique et celui sauvage ou de la campagne. Chaque rencontre étant l’objet d’une fête. Un petit monde mis en danger par celui qui passe de l’un à l’autre et se comporte comme une menace, un chasseur : le renard sournois. Et au passage, Calvo pose une question essentielle, est-ce que le comportement d’un seul condamne les autres ? En effet, tout ce monde en émoi identifie la menace dans le renard mangeur de poules mais rejette dans le même temps

petit renard au titre de sa nature commune avec l’agresseur. Est-ce juste de refouler un ami sans reproche et dont la jeunesse fait aussi son innocence ? Le renard tueur et voleur sera mis en échec par la solidarité et la témérité de Trottinette qui affronte le danger mais n’arrive pas à siffler, prise d’émotion quand elle se retrouve face à la communauté pour la fête. Une communauté insouciante et festive en son origine et qui devra exclure, exiler par jugement le renard assassin pour réintégrer le jeune renard et retrouver la sérénité et les plaisirs de la fête.

Calvo mène son dernier album à la baguette, en orchestrant chaque page et battant la mesure de son récit le plus musical. Et par la même, nombre de cases dansées égrènent le récit, les animaux danseurs naissent de cette ligne calvotienne définitivement ciselée.

Espérons que cette exposition, par sa beauté plastique, par sa poésie mènera sur les chemins de la découverte de cet œuvre majeur, de ce maître du 9ème art que fut Edmond-François Calvo.

Yann Stenven

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